Enfants, jeune lignée de notre vieux Cadmos, que faites-vous là ainsi à genoux, pieusement parés de rameaux suppliants ? La ville est pleine tout ensemble et de vapeurs d'encens et de péans mêlés de plaintes. Je n'ai pas cru dès lors pouvoir laisser à d'autres le soin d'entendre votre appel, je suis venu à vous moi-même, mes enfants, moi, Oedipe - Oedipe au nom que nul n'ignore.
Eh bien ! Je parlerai. O souverain de mon pays, Oedipe, tu vois l'âge de tous ces suppliants à genoux devant tes autels. Les uns n'ont pas encore la force de voler bien loin, les autres sont accablés par la vieillesse ; je suis, moi, prêtre de Zeus ; ils forment, eux, un choix de jeunes gens. Tout le reste du peuple, pieusement paré, est à genoux ou sur notre place ou devant les deux temples consacrés à Pallas ou encore près de la cendre prophétique d'lsménos. Tu le vois comme nous, Thèbes, prise dans la houle, n'est plus en état de tenir la tête au-dessus du flot meurtrier.
CRÉON. - Eh bien ! Voici quelle réponse m'a été faite au nom du dieu. Sire Phoebos nous donne l'ordre exprès "de chasser la souillure que nourrit ce pays, et de ne pas l'y laisser croître jusqu'à ce qu'elle soit incurable".
OEDIPE. - Oui. Mais comment nous en laver ? Quelle est la nature du mal ?
CRÉON. - En chassant les coupables ou bien en les faisant payer meurtre pour meurtre, puisque c'est le sang dont il parle qui remue ainsi notre ville.
OEDIPE. - Mais quel est donc l'homme dont l'oracle dénonce la mort ?
CRÉON. - Ce pays, prince, eut pour chef Laïos, autrefois, avant l'heure où tu eus toi-même à gouverner notre cité.
OEDIPE. - On me l'a dit jamais je ne l'ai vu moi-même.
CRÉON. - Il est mort, et le dieu aujourd'hui nous enjoint nettement de le venger et de frapper ses assassins.
OEDIPE. - Toi qui scrutes tout, à Tirésias, aussi bien ce qui s'enseigne que ce qui demeure interdit aux lèvres humaines, aussi bien ce qui est du ciel que ce qui marche sur la terre, tu as beau être aveugle, tu n'en sais pas moins de quel fléau Thèbes est la proie. Nous ne voyons que toi, seigneur, qui puisses contre lui nous protéger et nous sauver. Phoebos, en effet - si tu n'as rien su par mes envoyés -, Phoebos consulté nous a conseillés ainsi: un seul moyen nous est offert pour nous délivrer du fléau ; c'est de trouver les assassins de Laïos, pour les faire ensuite périr ou les exiler du pays. Ne nous refuse donc ni les avis qu'inspirent les oiseaux, ni aucune démarche de la science prophétique, et sauve-toi, toi et ton pays, sauve-moi aussi, sauve-nous de toute souillure que peut nous infliger le mort. Notre vie est entre tes mains. Pour un homme, aider les autres dans la mesure de sa force et de ses moyens, il n'est pas de plus noble tâche.
TIRÉSIAS. - Hélas ! Hélas ! Qu’il est terrible de savoir, quand le savoir ne sert de rien à celui qui le possède! Je ne l'ignorais pas ; mais je l'ai oublié. Je ne fusse pas venu sans cela.
OEDIPE. - Qu'est ce là ? Et pourquoi pareil désarroi à la pensée d'être venu ?
TIRÉSIAS. - Va, laisse-moi rentrer chez moi : nous aurons, si tu m'écoutes, moins de peine à porter, moi mon sort, toi le tien.
OEDIPE. - Que dis-tu? Il n'est ni normal ni conforme à l'amour que tu dois à Thèbes, ta mère, de lui refuser un oracle.
source :
http://remacle.org/bloodwolf/faulx/oedipe/introduction1.htm